Depuis une quinzaine d’années, les organisations — entreprises, collectivités, associations — investissent massivement dans la création de contenus, d’applications et de dispositifs digitaux destinés à améliorer l’engagement. Vidéos inspirantes, plateformes internes, newsletters ciblées, événements en ligne, expériences immersives… tout semble converger vers un objectif : capter l’attention de chacun, partout, tout le temps.
Pourtant, jamais le sentiment d’isolement n’a été aussi fort.
Dans les entreprises, les enquêtes internes pointent une hausse du mal-être, de la fatigue psychique et d’une impression diffuse de déconnexion. Dans nos vies privées, nous passons plus de temps à interagir avec des interfaces qu’avec des personnes.
Nous sommes hyper-connectés, mais de moins en moins reliés.
Cette contradiction mérite d’être prise au sérieux :
Si nous voulons créer du lien, pourquoi produisons-nous autant de dispositifs qui se vivent seuls ?
L’illusion de la relation par le contenu
La logique dominante de la communication numérique repose sur un principe d’individualisation : chaque utilisateur reçoit des contenus adaptés à ses goûts, à ses besoins, à son profil. Le message « parle » à chacun. Le discours devient personnalisé.
Mais cette personnalisation a un coût : elle polarise.
L’attention n’est plus partagée, mais distribuée.
L’expérience n’est plus commune, mais isolée.
Même les plateformes dites « communautaires » favorisent en réalité des interactions silencieuses et asymétriques : nous observons les autres, mais nous ne les rencontrons pas.
On croit participer. On se contente de parcourir.
Ce qui relie vraiment : l’expérience partagée
La sociologie du travail, la psychologie collective et les études sur la coopération convergent :
La confiance — base de toute relation durable — ne se construit pas par la transmission d’informations, mais par des situations vécues ensemble.
Ce qui nous relie profondément, ce sont :
les moments informels (une discussion de couloir, un café improvisé),
les projets menés côte à côte,
les difficultés traversées ensemble,
les rituels collectifs qui donnent forme au temps.
Autrement dit : du vécu, pas simplement du contenu.
Or, beaucoup d’organisations ont confondu le « message » et le « lien ».
Elles ont pensé qu’en disant plus, en expliquant plus, en partageant plus, le collectif se renforcerait.
Mais le lien naît rarement du discours.
Il naît de la présence.
Quelle place pour l’IA dans ce paysage ?
L’arrivée de ChatGPT et des IA génératives accroît encore cette tension. Elles rendent la production de contenus plus rapide, plus fluide, plus abondante. Ce qui était rare devient instantané.
La question n’est donc pas : faut-il ou non utiliser l’IA ?
La vraie question est : à quoi voulons-nous consacrer le temps qu’elle libère ?
Si l’IA sert à remplacer l’échange, la relation et la coopération, elle contribuera à renforcer l’isolement.
En revanche, si elle permet :
d’automatiser l’administratif,
de structurer des idées,
de préparer des ateliers,
de clarifier des ressources,
alors elle peut devenir un formidable levier de réhumanisation du temps collectif.
L’IA ne doit pas être l’espace où l’on se rencontre.
Elle doit être l’outil qui nous permet de nous rencontrer davantage.
Redonner sa place à l’altérité
Créer du lien implique d’accepter la rencontre avec l’autre — non pas l’autre que l’algorithme a filtré pour nous ressembler, mais l’autre dans sa différence réelle : d’âge, de culture, de parcours, de sensibilité.
Cette altérité ne se cultive pas dans un flux personnalisé.
Elle se construit dans des espaces partagés :
ateliers collaboratifs plutôt que webinaires,
dialogues plutôt que présentations descendantes,
expériences vécues plutôt que récits fabriqués,
moments d’imprévu plutôt qu’événements calibrés.
Le lien est un risque : celui de l’inattendu.
Et c’est précisément ce qui le rend vivant.
Changer de paradigme : de la production à l’animation
Nous avons longtemps pensé que communiquer, c’était produire.
Peut-être est-il temps de reconnaître que communiquer, c’est animer.
Animer, c’est :
accueillir,
organiser des rencontres,
créer les conditions où chacun peut être vu, entendu, reconnu,
favoriser l’émergence d’histoires communes.
Bref : faire exister des moments où l’on devient collectif.
C’est là que l’humain reste irremplaçable : dans la capacité à reconnaître l’autre, à l’écouter, à composer avec lui une réalité partagée.
Conclusion : le lien ne se décrète pas, il se vit
Nous ne manquons ni d’applications, ni de supports, ni de contenus.
Nous manquons d’occasions d’être ensemble.
L’enjeu n’est plus de capturer l’attention, mais de cultiver la relation.
L’enjeu n’est plus de produire davantage, mais de faire vivre davantage.
Le lien ne résulte pas d’un dispositif.
Il naît d’une présence.
Et se construit dans la rencontre.

