Dans certaines organisations, un phénomène insidieux s’installe : des managers distribuent, souvent inconsciemment, les « bons » et les « mauvais objets ». Les premiers reçoivent visibilité, reconnaissance, projets stimulants ; les seconds, missions ingrates, silence ou invisibilité. Derrière cette dynamique apparemment anodine se cache une logique managériale toxique qui fragilise la motivation, l’équité et la performance. Pour les dirigeants, comprendre et corriger ce mécanisme est devenu un enjeu stratégique.
1. Quand le management devient un tribunal symbolique
Nombre d’entreprises cultivent un système de récompense implicite. Un collaborateur « méritant » se voit confier un projet prestigieux, un autre « moins performant » reste sur la touche. Ce processus peut sembler logique – il consacre la performance. Mais lorsqu’il devient une pratique de distinction constante, il transforme le management en tribunal symbolique : le manager distribue les bons et mauvais points, parfois sans critères clairs ni finalité collective.
Le concept psychanalytique de « bon objet / mauvais objet », introduit par Donald Winnicott, éclaire ce mécanisme. Winnicott décrit la tendance humaine à diviser la réalité en objets « bons » (source de satisfaction) et « mauvais » (source de frustration). Transposé au management, ce clivage crée un mode de gouvernance binaire : certains collaborateurs incarnent le « bon objet » (valorisés, écoutés), d’autres deviennent le « mauvais objet » (ignorés, critiqués).
Le manager, souvent sans en avoir conscience, projette ses attentes et frustrations sur ses collaborateurs, transformant son équipe en un théâtre de ses propres dynamiques psychologiques.
2. La mécanique du manager-arbitre
Ce type de management se manifeste selon trois mécanismes récurrents :
a) La distribution symbolique de reconnaissance
Certains managers utilisent la reconnaissance comme un levier de contrôle : les félicitations deviennent rares et conditionnelles, attribuées selon la loyauté ou la conformité plus que selon la contribution réelle. Ce faisant, ils renforcent une hiérarchie émotionnelle plutôt qu’une hiérarchie fonctionnelle.
b) La construction de cercles d’appartenance
L’équipe se divise entre « proches du manager » et « autres ». Les premiers reçoivent les projets visibles, les informations stratégiques, les opportunités d’exposition. Les seconds, souvent tout aussi compétents, sont confinés à des rôles périphériques. Le phénomène s’auto-entretient : plus le collaborateur est perçu comme « bon objet », plus il reçoit de missions valorisantes, renforçant ainsi l’écart.
c) Le maintien du pouvoir par l’ambiguïté
La répartition des « bons objets » reste souvent informelle, voire implicite. Cela permet au manager de conserver le contrôle : tant que les règles du jeu ne sont pas explicites, il demeure le seul arbitre légitime.
Mais cette stratégie de pouvoir a un coût : la perte de confiance. La recherche en équité organisationnelle (Greenberg, 1987) montre que la perception d’injustice, plus encore que l’injustice elle-même, est un puissant facteur de désengagement.
3. Les effets toxiques sur la performance
a) Démotivation silencieuse
Les collaborateurs assignés aux « mauvais objets » développent un sentiment d’injustice et d’impuissance. Ils se désinvestissent émotionnellement, pratiquent le retrait discret, voire le « quiet quitting ».
À long terme, cela érode la performance collective : la moitié de l’énergie disponible dans l’équipe se détourne vers la gestion émotionnelle de l’injustice plutôt que vers la création de valeur.
b) Perte de diversité cognitive
Favoriser toujours les mêmes profils (les « bons objets ») appauvrit la diversité de pensée. Les recherches de Scott Page (Université du Michigan) montrent que la diversité cognitive est un moteur d’innovation supérieur à la compétence individuelle. Un manager-arbitre, en excluant certains collaborateurs du cercle des décisions, réduit mécaniquement la capacité d’innovation de son équipe.
c) Instabilité culturelle
Le favoritisme implicite mine la cohésion : les équipes deviennent des coalitions temporaires de loyautés personnelles. Le risque ? Un effondrement culturel dès que le manager quitte l’organisation. Les « bons objets » se désorientent, les « mauvais objets » ne croient plus en la méritocratie interne. La continuité managériale est rompue.
4. Pourquoi ce comportement perdure chez certains dirigeants
Le management arbitral ne découle pas toujours de la malveillance. Il est souvent le symptôme d’un inconfort psychologique du manager lui-même. Trois causes principales se dégagent :
La peur de la perte de contrôle : distribuer les rôles de manière équitable suppose de renoncer à un certain pouvoir symbolique.
Le besoin de validation personnelle : certains managers cherchent à être reconnus à travers leurs « bons objets » – leurs collaborateurs valorisés deviennent les extensions de leur propre réussite.
Le déficit de formation relationnelle : de nombreux dirigeants n’ont jamais été formés à la gestion émotionnelle d’équipe. Ils reproduisent, souvent inconsciemment, les modèles hiérarchiques dont ils ont hérité.
5. Revenir à un management de développement
Pour sortir de cette logique binaire, le dirigeant doit transformer sa posture d’arbitre en posture d’architecte : construire un environnement où chacun trouve sa place et progresse. Trois leviers concrets :
a) Clarifier les critères de distribution
Les projets, les opportunités et les reconnaissances doivent répondre à des critères explicites et partagés : performance observable, potentiel, contribution collective. La transparence n’affaiblit pas l’autorité, elle la légitime.
b) Valoriser la rotation et l’apprentissage
Une équipe saine pratique la rotation des rôles et des responsabilités. Donner à chacun la possibilité d’accéder à des « bons objets » – même temporairement – favorise l’équité perçue et la montée en compétence.
c) Mettre en place des revues d’équité
Certaines entreprises avant-gardistes (comme Patagonia ou Decathlon) pratiquent des revues d’équité managériale : les dirigeants y évaluent la répartition des opportunités et la perception d’équité interne, au même titre que la performance financière.
6. Le rôle stratégique du dirigeant
Le dirigeant doit agir comme garant de l’équité symbolique au sein de l’organisation.
Quelques pratiques clés :
Institutionnaliser la reconnaissance collective : célébrer les réussites d’équipe, pas seulement individuelles.
Former les managers à la psychologie relationnelle : comprendre la projection, l’effet de halo, la partialité inconsciente.
Introduire des indicateurs de climat équitable : taux de rotation, sentiment de justice, accès aux ressources.
Encourager les feedbacks ascendants : permettre aux collaborateurs de signaler les déséquilibres sans crainte de représailles.
7. L’enjeu : restaurer la confiance comme ressource stratégique
L’économie contemporaine repose moins sur la hiérarchie que sur la confiance et la coopération. Or, un management qui distribue les « bons » et les « mauvais objets » érode cette ressource invisible.
À l’inverse, un management fondé sur la reconnaissance équitable, la clarté et la circulation des opportunités renforce la résilience collective – une compétence désormais stratégique dans un monde incertain.
Ce que fait un dirigeant mature face au clivage des “objets”
Il observe les signaux faibles : qui reçoit toujours les projets visibles ? Qui ne parle jamais en réunion ?
Il interroge les critères implicites de reconnaissance : sur quoi se fonde la loyauté ?
Il redistribue les symboles : visibilité, feedback, accès à l’information.
Il valorise la diversité des contributions, pas seulement la conformité aux attentes.
Il accepte la complexité humaine, sans la réduire à une grille de bons et mauvais points.
Conclusion
Le manager-arbitre n’est pas seulement une figure toxique : il est le produit d’une culture managériale encore trop axée sur le contrôle et la distinction. Pour les dirigeants, le véritable défi n’est pas d’éliminer ces comportements, mais de construire les conditions qui les rendent inutiles.
Réhabiliter le management comme un art du développement plutôt qu’un système de classement – voilà, sans doute, l’un des plus puissants leviers de performance durable.

